Moïse Sadoun P h o t o g r a p h i e s
Convections urbaines
Entretien Ville d’Art et d’Histoire, Grasse
V.A.H. : Vous pratiquez la photographie depuis de nombreuses années, mais votre parcours semble segmenté en périodes dissemblables.
M.S. : Effectivement, ma rencontre avec la photographie a été dans un premier temps liée à une pratique documentaire. Les sujets retenus tournaient essentiellement autour de certaines cultures, ethnies ou religions, des thèmes identitaires en résistance face au rouleau compresseur de l’uniformisation de la société occidentale. La photographie m’a permis d’instaurer une distance critique et de m’interroger par là-même sur les contours de ma propre identité.
Dans un second temps, mon approche a évolué dans le cadre de travaux universitaires sur la statuaire, la forêt et le corps. Je me suis éloigné des protocoles de la photographie-document. Ce sera une rupture définitive avec l’instantané pour une photographie qui dure, plus spéculative et cumulative où l’acte et le processus de création priment sur le résultat.
V.A.H. : La troisième période, illustrée par cette exposition, aborde la problématique de la ville par le biais du centre-ville de Grasse. Pourquoi ce choix ?
M.S. : Dans le cadre de mes activités professionnelles, en tant que professeur et chargé de mission aux arts visuels, je me suis engagé sur le terrain de la pédagogie de l’image, pratique assez pauvre dans l’éducation nationale. J’ai été amené à encadrer des projets liés à l’environnement urbain. Nous savons que la photographie a accompagné les mutations des villes. Elle a toujours rendu compte de leur épaisseur et de leurs convulsions comme de la diversité des hommes qui les traversent et les habitent. Le thème de la ville s’est donc naturellement imposé.
Dans un premier temps, la ville de Grasse m’est apparue, peut-être à tort, comme un territoire de contrastes, mais de contrastes entre un habitat urbain solidaire et expressif, fait de proximité et une population segmentée, distante et bien peu expansive. J’ai éprouvé par la suite le besoin de redécouvrir cette ville d’abord par des prises de vue architecturale, ensuite en photographiant des passants, enfin en jumelant les deux démarches à travers cette exposition que j’ai intitulée Convections urbaines.
V.A.H. : Votre travail se présente effectivement sous la forme d’un diptyque associant des images de murs dégradés et de silhouettes errantes. Cependant, la dimension plastique semble avoir pris le dessus sur la représentation traditionnelle de la réalité urbaine.
M.S. : Mon choix s’est d’abord porté sur des morceaux d’espace dont l’évolution semble avoir échappé au contrôle de l’homme, à sa volonté planificatrice. Ce sont des poches de résistance au « lissage » urbain faites d’empreintes, de traces, de cicatrices saillantes et de stigmates climatiques et humains. C’est le temps qui s’inscrit dans l’accumulation, laquelle est soulignée par une vision extrêmement détaillée qui nous révèle des époques, des lumières, des spécificités, des vécus.
Cette dextérité dans les détails s’oppose dans le second choix à une représentation simplifiée du passant dont la complexité et la singularité sont ramenées, dans une construction plastique, à une figure anonyme. Selon moi, l’urbain n’existe que dans son appartenance à une filiation catégorielle, dans son adhésion à une identité plus collective. La couleur y exprime donc l’effacement de sa singularité. Le choix d’une posture en mouvement désigne celui de l’engagement et de l’héritage au travers d’un corps qui imprègne son environnement tout comme il s’imprègne de la réalité urbaine. Ce double choix permet de déplacer le questionnement sur les rapports entre l’homme et son environnement hors des scories du quotidien, vers une vision plus métaphorique. Le fait également de soustraire les détails amplifie paradoxalement le sens.
V.A.H. : Quelle lecture faites-vous de cette association d’images ? Vos Convections urbaines ont-elles modifié votre vision de Grasse ?
M.S. : Ma démarche va prendre en charge la connexion dynamique entre cette dimension collective et temporelle de la réalité urbaine et la dimension personnelle et catégorielle de la présence humaine.
Mes photographies associent donc deux plans fixes qui se font échos dans un flux d’échanges, des murs échappés du ravalement urbain confrontés à des êtres qui entrent et sortent, l’épaisseur du temps face à des personnages en mouvement. Leur rencontre va permettre de générer une circularité productive et provoquer la narration par des oppositions de couleurs et de matières, par des frontières étanches ou poreuses, par des dissonances de rupture ou de conciliation ou par des correspondances plus ou moins affirmées de couleurs.
Ma vision de Grasse apparait sans doute plus complexe. En fin de compte, les villes demeurent et les habitants passent tels des nomades temporels. Mais la convection fait que chacun se nourrit de l’autre, en est la matrice. Dans ce lien ombilical qui unit plus généralement l’homme à sa ville, la photographie en devient la trace et la couleur un indice qualitatif.
Entretien Ville d’Art et d’Histoire, Grasse, 15 avril 2013